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Aujourd’hui, tout à coup, le soleil. Tout à coup le ciel dégagé, l’absence de vent, la tiédeur de l’air. Est-ce que cela me contrarie ? La pluie, que devenir sans la pluie ? Que devenir, de toute façon ? Il y a eu cette longue succession de jours et de nuits sans pluie, oh pas si longue si vous voulez, à peine un mois ou deux, le temps d’un été pourri, du dernier été, je ne me suis qu’à peine aperçu du passage des jours et des nuits, j’ai vécu dans la pluie, j’ai écrit avec la pluie, j’ai regardé la pluie, c’était la pluie encore sur mon sommeil inquiet, mon insomnie étouffante, ma veille hagarde dans l’obscurité de la chambre au volet toujours clos, la pluie qui transforme en pluie, la pluie que je n’avais pas à inventer pour en baigner ma solitude (ah suis-je donc bien seul enfin ?), la pluie à Rethel comme je me suis échiné à dire, la pluie des petites provinces grises, la pluie des saules pleureurs et des automnes de l’âme, la pluie des giclées de honte et des flaques de nostalgie, la pluie mesquine des minables et des chaussures percées, la pluie des fêtes foraines dérisoires et des bancs publics incongrus dont la couleur s’écaille, la pluie des façades mornes et des fenêtres aux jalousies de fer rouillé, la pluie des campagnes oubliées, des terroirs épuisés, des horizons brouillés et des poulies qui geignent.

 

Je sors. Il faut que tu sortes. Ce soleil, livre-toi à lui, le dernier soleil. Tu marches le long de l’avenue. Pont sur le canal. Tu tournes à gauche (la même promenade de vieux, précautionneuse, avec les vertiges, les douleurs lombaires, et ce creux au ventre, cette faiblesse). Chemin de halage. En face, le long du quai, les péniches amarrées. La Dudelot, la Saint-Luc, la K. Bleu (K. ? Kafka ?), la Popeye, évidemment peinte à l’épinard. On asperge les ponts. C’est le grand essorage du jour de soleil. Plus loin, rangée à l’écart, Les Deux Jumeaux : la cabine de l’homme de barre est démontée. Une femme aux bras musclés, nus, chevelure de jais, peau tannée, anneaux dorés à l’oreille, brique le plat-bord, indifférente à ta curiosité. Son visage, qu’elle redresse, tu l’aperçois, crevassé comme une écorce de peuplier noir. Dans sa cage posée sur un tabouret, face à la barre, un canari chante.

 

L’homme voudrait écrire cela : que le canari chante, et que la femme pliée en deux compose la réplique de ses mouvements lents dans l’eau verte. C’est inutile. Cette beauté condamnée. Le soleil. Rien.

 

Fleurs sur la berge, que je regarde. Fleurs, femmes aux prénoms perdus. Couleurs. J’avance, espace d’ombre, espace de soleil, longeant les peupliers muets (pas un souffle de vent). J’ai dépassé la zone, déjà, les quelques masures de planches qui font face au talus de la voie ferrée. Éclats de voix stridents. Abois des chiens. Dans une crique enfoncée sous les branches de saules, le squelette d’un chaland désarmé, flanc rouillé sur lequel scintille l’irisation de l’eau. À ta droite, une cordillère de poussier que gravissent des enfants sales. Un monceau de balles de vieux papiers destinés à la fabrication du carton. Fumées grasses, cahots brutaux d’un bulldozer démodé. Grincements. Croassements.

 

Marcher encore, plus loin. Dépasser le prochain coude du canal. Tu n’entendras plus, tu ne verras plus que l’eau entre les deux rangs de peupliers impavides. À gauche, de l’autre côté du canal, les murs blancs du haras, éblouissants sous le rouge vénitien des toits. Perdre conscience. N’être que ton regard. Pas cet étau malfaisant des reins, cette brusque accélération du cœur, ce vertige. Simplement nommer les plantes, celles que tu sais (mais que peux-tu bien savoir encore de cette vie ?), par exemple : ce crocus inattendu au bleu passé, ciel de Jongkind, éther fuyant de Vermeer, entre les nuées, au-dessus de Delft (et le Mauritshuis où C... te précède, allant de son pas vif, la jambe nerveuse, la courbe de la hanche, envie encore de la saisir, plante vénéneuse que tu t’imagines avoir pénétrée), le crocus épanoui parmi les trèfles rustauds, et la reine-des-prés, raide et blanche comme les femmes de Spakenburg tricotant debout devant l’étal du poissonnier, Nieuwe haring, le bonnet ajouré épouse exactement l’ovale du chignon, dentelle figurant des fleurs à six pétales, la reine-des-prés qui jaillit comme ces grandes filles du polder que j’ai surprises à se baigner nues à l’embouchure de l’Eem, un soir rouge d’été, dans une autre existence, et l’alchémille aux feuilles goulues, sorcière philosophale, mauve complice des alchimies, et la coronille trompeuse avec ses teintes fragiles, les mêmes que répand dans l’hiver le couchant sur les canaux gelés du Gaasterland, je radote, et je loue l’origan, compagnon de la marjolaine, qui est-ce qui passe ici si tard, et la somptueuse eupatoire que l’on nomme chanvrine, et le lotier corniculé, première fleur savante de l’enfance, diablotin à cornette jaune, quand il y avait un père et une mère, et des oncles et des grand-mères et des cousines exotiques et la certitude éclatante du ciel.

 

Un chaland passe (la rengaine). C’est le Dan-Myr. Ohé ! du bateau, les frères de Vries, parcoureurs de Rhins et de Rhônes, avec qui j’échangeais des santés dans ce bistro des bords de Meuse, aux escales, à quel ponton sonore ; avez-vous accosté ? Une fois encore, un seul jour, depuis ces vieilles années, j’ai traversé cette ville d’où je suis ‘ banni, et le quartier du port était rasé, la Meuse avait emporté je ne sais où les pignons renversés, et le vieux café du Chaland avec Marie et Charles, et les mariniers aux moustaches blanches, et les putains wallonnes aux fesses antiques, et les passerelles traîtresses des nuits de beuveries canailles, et. Tout emporté. A la mer, à la mer, les souvenirs, à la mer les amours, à la mer les déchets d’âmes.

 

À la mer, les chansons. Chemin de halage, interdit à tous véhicules et animaux. C’est écrit sur la pancarte. Une grenouille traverse à vive allure. Les hirondelles de rivage rasent l’eau.

 

Canaux : grachten. Le pays des canaux. Non, reprenait C... tu prononces mal : on dirait que tu n’as jamais appris que le patois.

 

Langs het hoogriet, langs de laagwei,

Schuift de kano naar zee...

 

Le long du roseau altier, le long de la basse bruyère, vogue le canot vers la mer. Et vogue la lune vers la mer, et l’homme vers la mer, pourquoi la lune, le canot, l’homme dérivent-ils ensemble vers la mer ? Musique de mer nordique, musique de mort nordique, Van Ostaeyen. L’enfant grandi trop tôt récitait. Foulant de ses pas assurés la bruyère prodigue, il scandait les premiers vers du Mai d’Herman Gorter :

 

Een nieuwe lente en een nieuw geluid...

 

Je voudrais que cet air sonne comme la flûte d’oiseau que j’entendais par les beaux soirs d’été.

 

Langage aride que tu t’appropriais, rythme et rudesse, raucité, sonorité du vent du Nord. Ah le narrateur n’exige pas d’être écouté. Il s’en fout. Il relit Caméra obscura. Il se sent délicieusement maigre, malade, pauvre et seul. C’est la nuit. Sa plume crisse comme une honnête plume sur le papier, son dos, son ventre (pas le dos ni le ventre de la plume) lui font mal, la bouteille est aux trois quarts vide. J’écris ces pages pour toi, tu ne les liras jamais (toi que la pluie m’a révélée, et que j’aime depuis toujours, qu’importe la formule). D’ailleurs, je n’arriverai jamais à bout d’une besogne aussi vaine. Pourvu qu’elle meuble l’attente, je n’en demande pas plus.

 

L’homme écluse la bouteille et pose le front sur la table, entre ses coudes. Il ne dort pas, il y a longtemps qu’il a cessé de dormir. De très loin venu, un air de chanson allemande.